Il paraît que les gendarmes, « qui sont par nature si ballots », s’en prennent aux demoiselles qui se promènent torse nu et les verbalisent avec zèle. Dans quel monde vit-on ?
Lors de mon séjour sur l’île d’Yeu, j’ai eu la chance de croiser le chemin d’une sirène, et je me suis bien gardé de la dénoncer à la maréchaussée ! Voici le récit de cette rencontre…
Onze heures sonnaient au loin, ce matin, tandis que mes pas me ramenaient après une marche de deux bonnes heures par les chemins boisés et les criques granitiques de la Sente de la Meule, sur le parking de la plage des vieilles, déserte à cette heure, sous un soleil radieux.
Je restais sur ma faim de n’avoir pas trouvé la pierre tremblante, et ce n’était pas faute d’avoir tenté d’ébranler tous les cailloux entre le port de la Meule et la plage des Fontaines.
Cette plage, déserte et paradisiaque, vaste étendue de sable jaune qui glissait avec une régularité géométrique sous un voile tissé d’eaux cristallines, s’offrait à moi et je cédai à la tentation d’aller tremper mes pieds fourbus dans une écume qui semblait soufflée par un maître verrier au sommet de son art.
Je m’avançai donc vers la mer et déposai mes affaires à mi-chemin, là où la marée avait laissé le sable damé et lisse. Je m’emparai d’une pomme dans le fond de mon sac, car le petit-déjeuner sombrait déjà dans l’oubli et le déjeuner n’était encore qu’une hypothèse dans le champ des possibles, puis parcourus les derniers mètres qui me séparaient de l’eau et savourai la fraîche étreinte sur ma peau.
Les vaguelettes en mourant montaient gentiment à l’assaut de mes mollets. Une brise discrète m’emplissait les narines d’effluves salés, minéraux, iodés, océaniques, qui contrastaient avec la saveur acidulée de la pomme que je croquais à pleine bouche. Le murmure des vagues, le paysage exceptionnel, achevaient de me transporter das un état de plénitude sensuelle aussi surréelle qu’inattendue.
Je me tournai vers le soleil qui n’avait pas encore atteint son zénith et commençais à longer la plage, lentement, les pieds dans l’eau, vers le Levant.
Perdu dans mes pensées, et plongé dans cet état d’hébétude sensorielle fort agréable, je ne remarquai pas tout de suite que je n’étais pas aussi seul que je l’avais cru. Je devinai d’abord, je crois, une tête et des bras qui émergeaient de l’eau à quelque distance devant moi. Puis un maillot de bain vert jaillit et disparut aussitôt dans un plongeon élégant. La distance ne me permettait pas d’apprécier le genre ni la beauté des fesses qui gonflaient le tissu.
Mais dans l’état d’exacerbation où mes sens se trouvaient, ma première pensée (qui s’exprima vraisemblablement à haute voix) fut : « Oh ! Une sirène ! »
La tête émergea de nouveau, puis le torse, puis les jambes, à mesure que la sirène remontait sur la plage. La distance m’empêchait toujours de déterminer avec certitude le sexe de l’apparition. Cependant, l’absence de haut au maillot doucha mes espoirs : « En fait de sirène, c’est plutôt un triton, fils de Neptune, que voilà…. »
La silhouette était sortie de l’eau tout entière et se faufilait maintenant entre les rochers, disparaissant par intermittence à mon regard. Elle reparut soudain, sur ma gauche, plus proche, et de profil. Le doute n’était plus permis, c’était bien une sirène ! Ou plutôt Aphrodite sortie des eaux, car elle marchait sur ses deux jambes, et quelles jambes… Elle atteignait un petit tas de vêtements que, n’en déplaise à Brassens, le vent n’avait pas dispersés. Je l’observais du coin de l’œil, me rappelant les considérations de M. Palomar1 quant à la contemplation de ce genre de paysages : il s’agit d’y porter un regard respectueux, dénué de honte et de fausse pudeur, sans convoitise, mais non sans gourmandise. Je m’efforçais d’appliquer ces sages préceptes, et appréciais les yeux clairs qui contrastaient avec une chevelure brune mi-longue plaquée par l’eau de mer de chaque côté d’un visage aux traits gracieux et plus tout à fait juvéniles, tout autant que la poitrine nue aux proportions idéales et d’une fermeté à faire douter les physiciens les plus austères de la validité des lois de la pesanteur.
Sans que mon regard parût la gêner, sans même prendre la peine de me tourner le dos, elle se séchait, sans fausse pudeur, sans ostentation, avec un naturel et une grâce presque irréels.
Elle savait que je la regardais, et je savais qu’elle savait, et il fallait mettre un terme à cet instant pour n’en pas briser la magie.
Je fis donc demi-tour et commençais à revenir vers mon point de départ ; je m’aperçus que je m’étais insensiblement déporté vers la demoiselle, car je n’avais plus les pieds dans l’eau.
Pris dans un tourbillon de pensées et d’une sorte de remords, je me tournai soudain vers elle et avançai d’un pas lent et décidé, en finissant de grignoter mon trognon de pomme. Je stoppai à un peu plus de cinq mètres, ce que je considérais comme un distance respectueuse. Elle se tenait là, sans la moindre gêne, et je contemplais à mon gré son corps magnifique.
À ma grande surprise, je me lançai : « Bonjour mademoiselle. Je ne voudrais surtout pas vous importuner. Je voulais juste vous remercier pour la vision féerique que vous offrez au promeneur matinal. Je vous souhaite une bonne journée, madame. Enfin… mademoiselle. »
Elle me sourit, ne sachant, j’imagine, quoi répondre.
Effrayé par ma propre audace, je tournai les talons et repartis, lentement, vers l’endroit où j’avais laissé mes affaires. Derrière moi, elle répondit d’une voix chantante et un peu timide : « Merci, vous aussi. »
Toute la magie d’un tel instant réside dans ce qui ne s’est pas passé, dans ce qu’elle et moi n’avons pas dit, dans ce que nous aurions pu faire, ou pas.
Aurais-je dû pousser le compliment (j’en avais en réserve) ? M’aurait-elle invité à m’approcher, à l’embrasser ? M’aurait-elle jeté comme un malpropre en me traitant de vieux pervers ?
Nul ne le saura jamais. Mais cette sirène sortie des eaux hantera longtemps mes rêves, éveillés ou non.
Yeu, septembre 2022
Notes
1 – M. Palomar, c’est le héros d’un roman d’Italo Calvino, Palomar : « à la suite d’une série de mésaventures intellectuelles qui ne méritent pas d’être rappelées, M. Palomar avait décidé que sa principale activité serait de regarder les choses du dehors ».