Sous l’impulsion de sa directrice, Mme Chantal Colleu-Dumond, le Domaine de Chaumont sur Loire, écrin du Festival International des Jardins, inaugure cette année une nouvelle proposition sous la forme de séminaires mensuels réunissant pendant 2 jours, dans un cadre privilégié, artistes, philosophes, universitaires, paysagistes, avec pour « seul objectif : faire cheminer la pensée dans un cadre inspirant et ouvert. »
Ces Conversations sous l’Arbre mensuelles se déploient session après session autour du thème de l’année : le Jardin Résilient.
J’ai assisté au mois de mars au tout premier séminaire, sous le signe du Jardin qui Soigne, avec Cynthia Fleury, Coline Serreau, Stéphane Guiran, Alix Cosquer, et Antoine Fenoglio.
Compte-rendu en exclusivité et, tu t’en doutes, en toute subjectivité !
Je passe très vite sur l’hospitalité, la chambre fort cosy de l’hôtel du Bois des Chambres, les repas émoustillants du chef Guillaume Foucault au Grand Chaume, dans son écrin architectural étrange et déconcertant. En fait, la réclame, toute séduisante qu’elle soit, est nettement en-dessous de la réalité de l’expérience…
Mme Colleu-Dumont met l’accent sur l’accueil et ce ne sont pas de vaines palabres.
Bien sûr, ce que je publie ici n’engage que moi, je ne suis pas à l’abri d’avoir mal compris ou déformé certains propos. Et j’accepte toute réclamation par mail.
Passons d’emblée aux choses sérieuses : les interventions des intervenants !
Cynthia Fleury et le Verstohlen
Je suis étonné de voir que beaucoup de gens n’ont qu’une vague idée de qui est Cynthia Fleury. Évidemment, la qualité exceptionnelle des lecteurs de ce blog veut qu’ils sachent, mais à tout hasard, je te renvoie vers sa page Wikipedia et je reprends la notice fournie par les organisateurs du séminaire : « Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste. Elle est professeur titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et professeur associé à l’École nationale supérieure des mines de Paris (Mines-ParisTech), titulaire également de la chaire de philosophie à l’hôpital Sainte-Anne du GHU Paris psychiatrie et neurosciences. »
Cynthia Fleury a ouvert les festivités par un panorama épistémologique exhaustif et magistral de la notion de « jardin qui soigne », depuis l’Antiquité. Elle énumère au passage de grandes notions et des auteurs importants, dont je liste quelques-uns ici en vrac pour mémoire :
(sauf mention explicite, les liens, ainsi que les commentaires ironiques, sont fournis par ton serviteur, les intervenants ne sauraient être tenus pour responsables)
- l’écophénoménologie de Bruce Bégout ( / ) – qui sera présent aux Rencontres de St Alban les 16 et 17 juin ! Chouette coïncidence !
- les care commons, sortes de tiers-lieu du soin où infuse une ambition de communs
- la fonction phorique du jardin, en tant qu’espace protégé transitionnel entre le dedans et le dehors
- les travaux de Sue Stuart-Smith au Barn Garden (Hertfordshire, UK)
- ariditas vs vividitas
- le sentiment océanique et la régression thalassale (entre autres joyeusetés) chez Sandor Ferenczi
- Lovelock et l’hypothèse Gaïa, qui envisage la Nature comme un système, un super-organisme interconnecté
- Vernadski et les notions de biosphère, atmosphère, lithosphère, noosphère, technosphère
- bien sûr, Descola, les quatre ontologies et la remise en question de la dichotomie Nature/Culture
- L’éthique de la Terre, d’Aldo Leopold (France Culture, Les Chemins de la Philosophie, Aux origines de l’Ecologie)
- les notions d’écologie profonde et d’écosophie chez Arne Næss
- l’éthique environnementale et la biophilie selon Edward O. Wilson
- Robert Pyle et L’extinction de l’expérience
- l’approche spatiale : les paysages thérapeutiques, la géographie de la santé
- la dualité pathogénèse vs salutogénèse
- le binôme justice sociale, justice environnementale
- le séminaire Soin, Nature et Patrimoine proposé par Loïs Giraud à l’EPSMD de Prémontré (Aisne) (à venir)
Un enjeu qui est revenu souvent dans cette première partie, c’est la question des evidence, au sens de l’Evidence-Based Medicine, ce qui revient à mon avis à tomber dans le piège managérial, car cette exigence d’Evidence-Based qui traverse les sciences sociales répond aux attentes des managers, dans une pure logique naturaliste : on va favoriser tel concept ou telle tache parce qu’on observe un gain dans tel et tel indicateur permettant d’atteindre plus efficacement tel ou tel objectif, sans se soucier un seul instant de la dimension expérientielle du phénomène considéré. Je l’évoque dans mon mémoire et j’y reviendrai plus en détail très bientôt.
Après cette avalanche conceptuelle, dense mais fertile, Cynthia Fleury a présenté son ouvrage co-écrit avec Antoine Fenoglio, Ce qui ne peut être volé, La charte du Verstohlen, édité dans la collection Tracts de Gallimard. Les auteurs se proposent, d’après l’éditeur, « d’inventer une technique de la furtivité, c’est-à-dire de maintien au monde en y consolidant nos pouvoirs d’agir et nos libertés. »
Je te laisse l’acheter et le lire, c’est aussi court qu’instructif. Je ne relèverai que quelques points :
- la référence à la charte d’Aalborg sur la ville durable et résiliente
- le double Damasio, c’est-à-dire la rencontre virtuelle d’Alain Damasio, auteur de SF poétique et d’Antonio Damasio, neuroscientifique, spécialiste des questions d’émergence de la conscience
- l’article 88 de la loi 2016-925 (07/07/2016) permet aux maîtres d’ouvrage de déroger à un certain nombre de normes, règles et contraintes, sous certaines conditions (notamment de fournir des preuves – ah, l’evidence…) pour oser proposer des projets qui sortent un peu des sentiers battus de la technocratie fascisante (c’est pas formulé tout à fait comme ça dans le bouquin…)
- l’invitation à la furtivité (le Verstohlen, c’est vrai que ça claque tout de suite plus en allemand, et puis ça fait sérieux) agit sur moi comme une injonction à une action souterraine et entre gaiement en résonance avec mon nouveau mode de vie semi-nomade.
- les communs (article à venir très prochainement sur les Rencontres internationales de la classe dehors organisées à Poitiers en ce début juin par la Fabrique des Communs Pédagogiques)
Coline Serreau et les blessures narcissiques
Faut-il présenter Coline Serreau ? Artiste complète et touche-à-tout, auteure, comédienne, musicienne, circassienne, metteure en scène, elle est tombée très tôt dans la marmite du féminisme et de l’écologie. Citons La Belle Verte (1996) et Solutions locales pour un désordre global (2010) pour illustrer la forme de ses questionnements environnementaux, sur le mode de la fiction poétique et joyeuse ou du documentaire engagé.
Quand on a marché deux heures dans la montagne, on est plus intelligent.
La Belle Verte
Coline Serreau a commencé son intervention en invitant l’assemblée à descendre de la chaire de l’Université où Cynthia Fleury nous avait fait monter et à revenir dans la chair de nos corps. Pour elle, pour que le jardin soit en mesure de soigner, il faut commencer par soigner le jardin.
Comprendre que celle qu’on appelle la mauvaise herbe, c’est l’immigrée et c’est l’essence même de la biodiversité.
Comprendre qu’il n’y a pas de différence entre moi et la Nature, et que le pétrole aussi, c’est de la Nature.
Citant elle-aussi Ferenczi, elle fait le constat que le vrai désastre, ce n’est pas tant le déluge que l’assèchement. Le mythe de Noé sert à se consoler de la naissance, comme perte du milieu aquatique, du biotope matriciel.
Avec Georg Groddeck, elle nous entraîne sur le terrain de l’écologie du corps, rappelant l’importance de l’alimentation, du massage.
Elle évoque également les travaux de Catherine Kousmine et ses recommandations diététiques pour soigner un certain nombre de maladies graves (cancer, sclérose en plaque). Coline Serreau recommande particulièrement les huiles pressées à froid et les aliments riches en Omega-3.
Le régime Kousmine n’est, à mon avis, pas très zététique, mais il n’est pas interdit de penser qu’il vaut mieux manger des produits naturels et sains en quantité modérée plutôt que des portions gargantuesques de nourriture archi-transformée et surchargée en produits de toutes sortes. Et il ne faut pas négliger non plus l’effet placebo qu’un peu de bon sens saupoudré de pensée magique permet d’atteindre. Je reviendrai sur cette question dans un prochain billet.
Parlant d’alimentation, Coline Serreau nous invite à penser nos microbiotes comme des jardins intérieurs, dont il faut entretenir la diversité, par le contact avec le monde et avec toutes ses composantes microbiologiques. Il ne faut pas craindre de s’exposer.
Citant l’Histoire fabuleuse des flocons de neige d’Etienne Gys, elle nous explique que les flocons de neige, ou les feuilles d’un arbre, conçues sur un même modèle, un même concept, sont pourtant toutes différentes, et que cette diversité, cette unicité est une métaphore de notre lien avec le cosmos.
Alors pourquoi est-ce que la beauté du jardin soigne ?
Peut-être parce qu’il y règne une vibration en résonance avec l’harmonie de la Nature, qu’elle est le reflet des interactions de tous les éléments de l’Univers.
Peut-être parce que l’ordre y est conjugué avec le désordre.
Un jardin qui soigne, ce serait donc un jardin qu’on ne contrôle pas et qui parvient à trouver son équilibre.
Masanobu Fukuoka, Révolution d’un seul brin de paille
L’onde était transparente ainsi qu’au plus beau jour
Jean de la Fontaine
Elargissant sa focale, Coline Serreau évoque le pouvoir soignant de la poésie, de l’art, du rêve, de l’humour aussi, qui font front au silence de l’oppresseur, à la violence sociale. C’est ainsi qu’elle voit dans le bruit, le chaos qui agitent régulièrement l’Assemblée Nationale par ces temps de réforme des retraites, comme « un moment furtif de résistance au mouvement dominant ».
Quelques citations truculentes prises sur le vif, avant d’en venir aux blessures narcissiques :
J’adore Dieu, j’ai un peu de mal avec son personnel au sol.
Sapiens, l’espèce vivante qui a le mieux réussi à saper ce qui l’entoure.
Et si on était juste colonisés par nos gènes qui se servent de nous comme garde-manger ?
Au fond, l’Humanité refoule l’idée qu’elle n’est pas l’espèce la plus évoluée. Alors le jardin soigne parce que c’est un concentré de Nature conçu pour panser les blessures narcissiques de l’Humanité.
Quelles sont ces blessures ?
- l’orge, une simple céréale, a 3000 fois plus de gènes que l’humain ;
- Galilée et Copernic nous ont fait prendre conscience que la Terre, berceau de l’Humanité, n’est pas le centre de l’Univers ;
- Darwin a remis l’espèce humaine dans le continuum phylogénétique : les humains n’ont pas de place privilégiée dans le concert des espèces ;
- les progrès de la génétique ont révélé la proximité du génome humain avec celui du porc. Nous sommes le fruit hasardeux d’un processus d’essai-erreur, et non pas le résultat d’un divin dessein visant à la perfection ;
- Avec Freud et la mise en évidence de l’inconscient, nous avons dû renoncer à l’illusion du libre-arbitre ;
- le féminisme a sapé les bases si confortables du patriarcat ;
- et enfin, Einstein, avec les théories de la relativité générale et de la relativité restreinte, a montré que l’énergie et la matière sont convertibles entre elles, et qu’elles ne manquent pas de se convertir l’une en l’autre en permanence, et qu’ainsi tout n’est que vibration !
La religion, l’art ne sont que des béquilles pour occuper le cerveau humain. Et le plus sage finalement, c’est de suivre l’exemple de Candide et de cultiver notre jardin.
Alix Cosquer, la psychologie environnementale
« Chercheuse en psychologie environnementale au Centre d’Écologie Fonctionnelle et Évolutive (CEFE, Montpellier), docteure en biologie de la conservation » et auteure de plusieurs ouvrages, Alix Cosquer nous propose de vivre et panser nos relations avec la Nature, et de s’interroger sur la symétrie qui pourrait exister dans la relation de soin entre les humains et la Nature.
Partant des bouleversements environnementaux à l’œuvre (dérèglement climatique et effondrement de la biodiversité), elle pointe la nécessité d’un changement transformateur. Un changement de paradigme et de valeurs, qui mettrait sur le même plan la santé humaine et la préservation de la Nature. Mais elle constate également les fortes inerties, la résistance au changement.
Peut-on les imputer à une sorte de détérioration de la connexion à la Nature ?
Matthew Zylstra définit la notion de connexion à la Nature comme un état de conscience stable composé de traits cognitifs, affectifs et expérientiels, et un vécu symbiotique qui implique une cohérence dans l’interrelation humain / Nature.
Chacun de nous est à la fois individu, partie d’une espèce et partie d’une société.
Edgar Morin
Cependant, Edgar Morin parle d’une « unidualité » de la Nature : pour l’humain, il y a la fois implication et séparation.
Par ailleurs, si la biodiversité constitue le « tissu vivant de la planète » (Barbault), cela implique une série d’échelles, des dynamiques spatiales et temporelles, qu’on peut observer à 3 niveaux d’intégration : les gènes, les espèces, les écosystèmes.
S’il existe un risque de « substitut technocratique de la Nature » (Blandin), les travaux de Descola bousculent le vieux dualisme Nature / Culture, et mettent en évidence des mécanismes d’empathie, une prise de conscience de l’interdépendance entre les humains et le reste du vivant (et du non-vivant d’ailleurs).
Cependant, les modes de vie, les transformations sociales tendent à éloigner l’humain de la Nature. On parle de :
- « extinction de l’expérience de Nature » (Pyle)
- « amnésie générationnelle environnementale » (Kahn)
- « shifting baseline syndrome » (McHargs et Pauly), la « référence glissante » : les jeunes générations ne savent pas comment c’était avant (ex : les insectes sur le pare-brise)
Pour autant, on n’observe pas de rupture franche. On constate :
- des préoccupations individuelles et collectives pour la Nature, même si elles n’entraînent pas forcément d’action
- un attrait pour des situations de contact avec la Nature, par le biais des animaux familiers, des pratiques du jardin (individuel, public, partagé, etc.)
- une fréquentation des espaces naturels, sports et loisirs nature
La psychologie environnementale s’intéresse donc aux « interrelations entre individu et environnement dans les dimensions physiques et sociales » (Moser).
Alix Cosquer nous propose comme piste de recherche l’étude des transformations des relations avec la Nature : quels effets, quels processus, quelles conditions.
Les effets
Depuis 2010, les travaux de Batman, Franco, Kneiger, Bowler décrivent des effets positifs en terme de santé et de bien-être :
- bien-être physique : relaxation, régulation du système nerveux autonome (tension artérielle, pouls, neuro-médiateurs, activité cérébrale)
- plus généralement, du fait que la relation à la Nature est liée à une activité physique (qui évite la sédentarité) : des effets antalgiques, une accélération des processus de guérison, la prévention de certaines maladies (notamment par l’activation des cellules dites Natural Killer, les lymphocytes NK)
- bien-être psychique : diminution du stress, réduction des troubles anxieux et de l’attention, action sur la dépression
- bénéfices sociaux : développement de comportements por-sociaux, atmosphère de coopération (Zelenski) ; cependant l’accès aux espaces verts soulève la question des inégalités environnementales (déjà évoquées dans ces pages !)
Les conséquences
Quelles conséquences peut-on tirer de ces observations ? Hé bien que tout est construction !
- construction de nos représentations de la Nature
- construction d’un sentiment de connexion à la Nature, aux autres, au monde (socle de valeurs)
- construction d’une représentation des effets positifs sur la santé et le bien-être
Les processus
Quels sont donc les processus qui produisent les effets observés ?
- une baisse de la sollicitation qui induit un allègement de la charge mentale
- les caractéristiques de certains milieux, liées peut-être à des composés organiques comme les phytoncides, des molécules émises par les arbres et les plantes pour se protéger mutuellement
- une explication adaptative/évolutive qui rejoint le concept de biophilie (Wilson, cf plus haut) : le retour à un milieu originel satisfait un besoin génétiquement inscrit
- théorie de la réduction du stress : la présence d’ondes alpha favoriserait la relaxation ; des travaux (Kim) montrent que l’amygdale est plus stimulée en milieu urbain ce qui renforcerait l’anxiété
- théorie de la restauration de l’attention, par la fascination douce (le mouvement des feuilles, l’écoulement de l’eau, la présence de fractales naturelles, etc.), un sentiment d’harmonie, d’immersion et l’éloignement du quotidien
Alix Cosquer est l’auteure d’un Que sais-je ? sur la sylvothérapie. Cette méthode de soins par la forêt propose une expérience multisensorielle, accompagnée, médiée qui vise à favoriser les effets bénéfiques de la relation à la Nature.
En conclusion, Alix Cosquer parle de décalage plutôt que de déconnexion et insiste sur la dimension sociale de notre relation avec la Nature en tant que construction culturelle, sociale, historique.
Stéphane Guiran – vibration, murmure, résonance…
Sculpteur, auteur, résonateur, amplificateur, Stéphane Guiran décrit ainsi son travail :
Le travail de l’artiste c’est d’écouter le murmure des choses et de monter le son.
Le murmure des choses, il l’a mis en scène à Chaumont, dans une installation intitulée « Le Nid des Murmures ».
Pour lui, il n’existe pas de récepteur, pas d’appareil de mesure pour observer certains phénomènes.
Il reste le corps, « le corps comme instrument de mesure ».
Stéphane Guiran nous a entraînés dans son processus de création, qui commence par ce qu’il appelle la « reliance au lieu » (le jardin étant un lieu particulier). Il s’agit d’écouter le le lieu, ses murmures, de recueillir des manifestations, des signes qui vont constituer un humus pour l’œuvre en gestation. (Sans compter qu’en anglais, reliance est le substantif du verbe to rely qui signifie se fier, compter sur, dépendre.)
Il s’agit de co-créer avec le lieu, suivant le principe taoïste du Wu-Wei.
Dans un lieu humanisé, comme un jardin, il y a des structures, des fonctions : une cohabitation de la pensée et du vivant.
Il faut mener un travail de la pensée pour quitter la pensée.
Il s’agit, pour le créateur comme pour le visiteur, d’entrer en résonance avec le lieu. D’en percevoir l’état vibratoire, la présence.
L’émotion permet une remise en mouvement. L’artiste cherche alors le « signe de l’œuvre » : quelque chose qui a bougé entre l’avant et l’après.
Sentir, consentir l’action des forces de la Nature. Le processus créatif est la rencontre de 3 éléments :
- qui on est : son imaginaire, ses intentions, ses reliances
- le lieu : sa coloration, sa mémoire
- la création elle-même, qui acquière sa personnalité propre dans le processus
Et le soin, alors ?
Stéphane Guiran fait l’analogie avec la « prise de terre » qui permet une décharge, une libération. Après tout, aller au jardin, c’est prendre la terre comme on prend un bain. Cela vaut aussi pour ses œuvres : les côtoyer, y pénétrer, ça lave, ça nettoie en profondeur, ça répare.
Qui soigne qui ? Peut-on parler de réciprocité ? Les pierres, les cristaux qui forment les œuvres de Stéphane Guiran sont des éponges ; ils stockent des émotions. Aussi, l’œuvre se transforme par les visites successives. Pour le visiteur, c’est l’ooportunité de grandir en conscience.
Aujourd’hui, Stéphane Guiran s’intéresse aux Grands Vivants, des lieux, des écosystèmes qui forment des Êtres : une forêt, un glacier, un fleuve. Sa dernière œuvre, intitulée La nuit est une page blanche, est une offrande de lumière à un glacier…
L’utopie est le meilleur réalisme pour dénouer le nœud des impossibles.
Edouard Glissant
Antoine Fenoglio, design & soin
Designer, Antoine Fenoglio est membre du collectif Les Sismo et a mené la réflexion du Verstohlen avec Cynthia Fleury. Ils portent notamment ensemble, entre autres belles initiatives, le séminaire Design with care dans le cadre de la Chaire de Philosophie à l’Hôpital (CNAM / La Salpêtrière).
Heureux propriétaire de la commanderie hospitalière de Lavaufranche, il la restaure en implémentant les méthodes issues du design.
Le petit bémol que je mettrais, et qui vaut aussi pour Cynthia Fleury, c’est qu’on sent qu’il y a un petit savoir-faire dans le design du fund-raising, de l’entre-gens et de la comm.
La moindre action est bien mise en valeur, il y a un petit côté hype très parisien.
C’est de bonne guerre et si, incidemment, ça permet de faire des trucs cool, tant mieux !
Le Banquet sismique from Les Sismo on Vimeo.
Son intervention décrit sa conception du design et comment, en s’emparant des outils du care, il relie design et soin.
Il pointe le double sens du mot design : le dessein, le but, la finalité, et le dessin, le geste, le plan. Mais anthropologiquement, le design est d’abord une relation de l’homme à l’objet, et donc à l’environnement. Il cite l’exemple de la vannerie et du Crystal Palace de Joseph Paxton, qui imitait les feuilles d’un nénuphar géant, la Victoria regia.
Il liste quelques designers importants par leur pensée écologique et politique.
- William Morris, touche-à-tout, qui a inspiré le mouvement Arts & Crafts, et écrit News from nowhere, une utopie, que Fenoglio genre dans la catégorie design-fiction. Et qui me fait penser au roman de Pierre Dac, Du côté d’ailleurs.
- John Ruskin et Les sept lampes de l’architecture
- Viktor Papanek et le design responsable
- Stewart Brand et le Whole Earth catalogue, précurseur du DIY (Do it yourself)
- Enzo Mari et l’autoprogettazione, un manifeste anticonsumériste qui prône lui-aussi le DIY
- L’initiative Terra Forma, Manuel de cartographies potentielles proposée par Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes, Axelle Grégoire
- Tim Ingold, qui relie Archéologie, Art, Architecture et Anthropologie sous la bannière du Making
- Markus Kayser et son Solar Sinter, une imprimante 3D solaire qui fond du sable pour sculpter des objets en verre…
- L’ouvrage Abondance et Liberté de Pierre Charbonnier
- Le livre magnifique de Nastassja Martin, élève de Descola, À l’Est des Rêves – Réponses Even aux crises systémiques
Le design doit s’intéresser au climat de soin et au soin du climat : soin à la santé des individus, soin à la société et soin aux milieux naturels. Il faut tendre vers un compagnonnage avec le Vivant. Il fait le pont avec les espèces compagnes de Donna Haraway.
La gestion des déchets n’échappe pas au regard des designers. Ils qualifient les déchets non recyclables, la pollution radioactive de communs négatifs. Ils prônent au contraire un modèle « cradle-to-cradle », c’est à dire une vision complètement circulaire du cycle de vie d’un objet.
Côté furtivité et agit-prop, le design peut faciliter la dissidence et la désobéissance civique en imaginant des Disobedient objects. Le Victoria & Albert Museum de Londres leur consacrait une exposition en 2016.
Il évoque des techniques pour échapper à la surveillance vidéo et à la reconnaissance faciale, inspirées du biomimétisme.
Le design doit aussi accepter l’irrégularité, l’inachevé : laisser la place à l’inattendu !
Pour finir, il nous invite en voyage du côté de l’horizon, dans l’Empire d’Angyalistan, une micro-nation. Ces initiatives qui se multiplient sont autant de propositions de penser en dehors du modèle de l’état-nation libéral consumériste.
J’accepte volontiers son invitation à redesigner le monde.
Comme tu le vois, ami lecteur, si tu as tenu jusqu’ici, ce séminaire était d’une richesse stimulante, et j’ai déjà ma place pour assister à l’édition de septembre avec Etienne Klein, sur le thème du Merveilleux dans la Nature…