Un petit conte…
Hier, Mémé est montée au ciel. Pour de vrai.
Il y avait toute la famille.
On est partis tôt le matin. Papa et maman étaient un peu bizarres. Maman essayait de cacher qu’elle était triste et Papa redoublait tellement de petites attentions et de blagounettes que ça le rendait encore plus maladroit que d’habitude.
Y’a que Corentin qui était normal. Bête et méchant. Corentin, c’est mon frère, il est en 5è. Il paraît que c’est normal, au collège, les garçons sont tous bêtes et méchants.
Avant de partir, il râlait parce qu’il aurait préféré rester tout seul à la maison. Pour jouer à Northfight, le jeu en réseau débile où on peut faire une danse ridicule quand on tue quelqu’un.
Mais c’est moi qui me suis fait gronder parce qu’on était en retard :
– Jeanne, qu’est-ce que tu fabriques ? Faut y aller, là !
– Je trouve plus mon tricot que je dois finir avec Mémé. J’suis sûre que Corentin l’a caché.
– N’importe quoi, la pisseuse.
– Bon allez, on y va. Et Corentin, sois un peu sympa avec ta sœur.
– Je l’ai ! J’arrive !
Et nous sommes partis.
C’est Papa qui conduisait. Comme d’habitude pour les trajets en famille, on écoutait Nostalgie. De temps en temps, sur des chansons tristes, Maman se mouchait et Papa lui lançait un sourire gentil.
– Et bim ! Comment je l’ai défoncé !
Ça, c’est Corentin qui jouait à Burn Out sur sa BS. C’est un jeu où on conduit une voiture et il faut avoir des accidents. Débile.
On est arrivés à la maison de Mémé et Jacques en fin de matinée. Jacques, c’est l’amoureux de Mémé. Elle l’a pris pour remplacer Pépé Hubert qui est parti au ciel avant ma naissance parce qu’il était très malade. Et surtout, parce qu’il picolait trop. C’est ce que dit Maman.
Mémé et Jacques, ils habitent une grande maison à la campagne. Il faut traverser un village où y’a même pas de McDo, puis longer la rivière avant de tourner à droite sur un petit chemin qui monte à travers la forêt jusqu’en haut d’une colline. De leur jardin, on voit la rivière tout en bas et les montagnes au loin. C’est très beau.
Papa a klaxonné joyeusement et Maman s’est mouchée une dernière fois avant de se tourner vers nous avec le sourire et une drôle de lumière dans les yeux.
– Allez dire bonjour à Mémé et Jacques, les enfants.
Mémé et Jacques venaient à notre rencontre. Mémé était encore plus maigre que la dernière fois, et elle avait du mal à marcher, même avec sa canne et le soutien de Jacques. Mais elle avait un immense sourire et elle nous serra fort dans ses bras. Même Corentin avait l’air ému.
Jacques souriait, avec le même air triste que Maman, mais il se prêta quand même à notre rituel des grimaces.
À ce moment, Tonton Vincent et Tata Laurie sont arrivés avec nos cousins Max et Charline, dans un gros camion tout neuf.
Vincent, c’est le frère de Maman, et Mémé, c’est leur Maman.
Papa a aidé Vincent à décharger une grande caisse en bois et des bonbonnes qu’ils ont portées dans la prairie en contrebas du grand chêne qui est là depuis la Révolution. C’était longtemps avant ma naissance, et même celle de Maman, et même celle de Mémé.
– Les enfants, allez jouer, mais n’allez pas trop loin, nous a dit Tonton Vincent.
Et les grands sont allés dans la grange pour tout installer.
Le reste de la famille est arrivé : Tonton Franck, le grand frère de Maman avec Tata Sophie et mes cousins Charles et Bertrand. Ils sont grands et ils jouent pas trop avec nous, mais ils sont rigolos, ils font tout le temps des blagues. Et puis, quand ils sont là, Corentin fait moins le malin.
Et puis les enfants de Jacques, avec leurs familles, et aussi des neveux de Mémé (c’est les cousins de Maman) avec plein de nouveaux petits cousins et petites cousines que je connaissais pas.
Et puis des gens du village : M. Lauvergnat, qui est d’origine bretonne et qui a toujours vécu ici en Ariège (je sais pas pourquoi, ça fait toujours rire les grands), M. Lebrun, l’ancien boucher, M. Girard, l’ancien boulanger, M. Terri, l’instituteur, M. Pignon, le maire du village, le Dr Olivier, avec leurs dames et leurs habits du dimanche. Et même le Père Serge, le curé du village, mais sans dame, bien sûr.
Tout ça commençait à faire du monde. Enfin, une petite camionnette est arrivée. Cinq messieurs en sont descendus avec des instruments de musique : un accordéon, une clarinette, un trombone, une grosse caisse et une guitare. Ils ont salué tout le monde d’un geste de la main et se sont mis à jouer une marche joyeuse. Un air que Mémé chantonne souvent. Tout le monde les a suivis vers la grange pour l’apéro.
Puis on est passés à table. Les musiciens reprenaient entre les plats. On aurait dit un festin comme dans les dessins animés.
Avant le dessert, Mémé est venue s’asseoir avec nous, à la table des enfants.
– J’ai un petit cadeau pour vous !
À chacun de ses petits-enfants, elle a donné un collier avec un pendentif en argent en forme de Lune. Max est venu se blottir contre Mémé. Il lui a fait un gros câlin et lui a dit de sa petite voix :
– C’est vrai que tu t’en vas pour toujours Mémé ? Tu veux pas rester un petit peu avec nous ?
Mémé lui a posé un baiser sur le front et nous a tous regardés, chacun notre tour, avec plein d’amour dans les yeux.
– Vous savez mes chéris, je suis très malade, depuis longtemps. Grâce à vous, j’ai pu résister, vous êtes mes petites bouées. Je vous aime très fort, et je serai toujours près de vous, dans vos pensées, dans vos cœurs.
La fanfare terminait une danse et Mémé nous fit un petit clin d’œil avant de nous quitter. Je ne suis pas sûre, mais j’ai cru l’entendre répéter « Je vous aime » quand elle s’est levée.
Elle est allée chuchoter quelques mots à l’oreille de Papa et Tonton Vincent. Ils ont fait un petit signe à la fanfare qui a ouvert la marche vers le grand chêne en bas du jardin.
Mémé a enfilé comme une combinaison de plongée toute brillante sortie de la grosse caisse en bois. Tonton Vincent préparait deux grosses bonbonnes de gaz pendant que Papa galérait avec une bâche gris brouillard qu’il n’en finissait pas de sortir de la caisse. Quand il en eut fini, Tonton Vincent ouvrit les bouteilles de gaz, et la bâche commença à se déployer comme une montgolfière.
Mémé avait fini d’enfiler sa combinaison ; Vincent et Papa s’occupaient maintenant de préparer un sarcophage relié au ballon qui gonflait à vue d’œil.
La fanfare s’était tue, et tout le monde assistait aux préparatifs dans un silence de fin du monde.
Mémé minaudait dans sa combinaison et adressait aux uns et aux autres des sourires complices qui n’étaient pas toujours bien compris.
À ma grande surprise, Corentin s’avança vers Mémé :
– Franchement, Mémé, t’as l’air presque guérie. T’es sûre que t’as besoin de faire tout ça ?
Mémé s’avança vers lui dans sa combinaison brillante et l’embrassa sur le front. Elle leva les yeux et, comme elle l’avait fait plus tôt avec nous, elle regarda tout le monde, longuement, dans les yeux. Puis elle dit :
– Merci. Merci à tous d’être là. D’être là comme vous l’avez été jour après jour. Mais aujourd’hui plus que jamais. Je sais que vous ne comprenez pas tous mon geste. Et d’autant plus merci. J’ai vécu une belle vie, dans cette belle maison, dans cette belle vallée. J’ai eu deux compagnons de route formidables, Hubert et Jacques, et des enfants merveilleux, et des petits-enfants extraordinaires. Mais depuis que cette foutue maladie m’a rattrapée, je souffre beaucoup, et de plus en plus. Vous m’avez vu diminuer, maigrir mois après mois, opération après opération. Si je laisse faire les médecins, je finirai dans une pièce sans fenêtres, avec des tuyaux partout, et je ne sais même pas si je serai encore capable de vous reconnaître, de vous parler, de vous embrasser. J’aime mieux vous quitter sur trois pattes (et elle brandit sa canne), et avec toute ma tête, je ne veux pas que vous vous souveniez de moi comme d’une petite momie ratatinée…
Elle laissa quelques secondes s’écouler.
– Alors voici comment ça va se passer : quand Vincent et Jérôme (je vous embrasse mes chéris) laisseront partir le ballon, je vais monter vers le ciel dans le petit sarcophage. Vous allez devenir de plus en plus petits au fur et à mesure que je m’élèverai. Vous allez disparaître – en fait, c’est moi qui serai en train de disparaître. Je vais continuer de monter, monter, jusqu’à voir la Terre depuis l’Espace. Et à un moment, les conditions ne seront plus humainement supportables, alors je m’éteindrai, juste un peu plus vite que si je laissais faire la maladie. Le ballon explosera, et des parachutes s’ouvriront à chaque bout du sarcophage pour me faire redescendre et je devrais atterrir juste ici. Je dormirai de mon dernier sommeil, mais je n’aurai pas perdu ma dignité (du moins c’est ce que m’a garanti la société suisse qui m’a vendu le bazar !) et mon dernier voyage aura été cosmique ! Je vous aime tous et je serai toujours près de vous, avec vous.
Un silence plus que pesant s’installa parmi l’assistance. Le Père Serge s’avança :
– Marguerite, tu sais que l’Église ne saurait cautionner ton geste. Mais permets-moi quand même ces paroles, en voisin et ami : au Jardin des Oliviers, le Christ a annoncé à ses disciples quel sort l’attendait et comment il entendait se soumettre à la volonté de son Père Très Haut et de ses frères humains. Eux non plus n’ont pas compris son geste, sa résignation. Eux non plus n’approuvaient pas tous. Ta démarche, Marguerite, n’est pas si éloignée de celle du Christ. Si ce n’est peut-être – et les médecins sauraient-ils comparer ta passion à celle du Christ – par la douleur ? Puisses-tu trouver, dans ton dernier voyage, ta Vérité et la Paix que tu mérites.
Tout le monde eut l’air soulagé quand le Père Serge s’arrêta de parler.
Mémé lui adressa un clin d’œil tandis qu’il la bénissait discrètement de la main.
Le ballon maintenant bien gonflé flottait doucement au-dessus de la prairie. Le sarcophage était solidement relié au sol d’un côté et au ballon de l’autre, si bien que Mémé s’y glissa debout. Papa et Vincent refermaient les fermetures éclairs, vérifiaient les sangles, tandis que Mémé, les bras encore libres, nous envoyait de grands baisers. Jacques s’approcha, lui prit les mains, l’embrassa tendrement et ils échangèrent quelques mots qui n’appartiennent qu’à eux. Finalement, le sarcophage fut totalement fermé, avec une sorte de fenêtre en haut pour que Mémé puisse voir le paysage. Elle fit un petit signe à Tonton Vincent qui libéra le ballon.
Mémé, dans son sarcophage étincelant, commença de s’élever, doucement puis de plus en plus vite, dans le ciel.
La fanfare, un peu désemparée, entama une danse mélancolique. Tout le monde se tordait le cou pour essayer de suivre l’ascension du ballon.
Quand le ballon disparut, la fanfare s’emballa gentiment.
Quelques minutes après, le sarcophage atterrissait, exactement comme Mémé avait dit.
Elle semblait dormir, le sourire aux lèvres, l’air serein comme on ne le lui avait pas vu depuis longtemps. Le Dr Olivier est allé constater le décès, et les messieurs des pompes funèbres ont soulevé délicatement et cérémonieusement le sarcophage et l’ont emmené.
Jacques a annoncé que l’inhumation (c’est l’enterrement pour les grands) aurait lieu mercredi au funérarium. Les gens du village ont commencé à partir.
Papa, Maman, les tontons, les tatas on débarrassé, fait la vaisselle, rangé. On a tous fait un gros câlin à Jacques avant de partir. Tonton Vincent et Tata Laurie sont restés avec lui.
Nous, on est remontés dans la voiture et on est rentrés à la maison. C’était très calme. Je crois qu’on était tous, même Corentin, tristes et à la fois contents que Mémé soit là où elle voulait être.
Voilà comment, hier, Mémé est montée au ciel.
Poitiers – Décembre 2018